Face à une fronde des industries du cinéma et de la télévision, la ministre de la Culture, Françoise Nyssen, a dégainé une proposition présentée comme révolutionnaire : créer une « liste noire » des sites de streaming illégal, et les bloquer. Outre que son efficacité sera plus que limitée dans l’état actuel de la législation française, cette mesure sent légèrement le réchauffé.
La chronologie des médias est un principe qui définit, en France, l’ordre de diffusion des œuvres audiovisuelles et les délais entre les différentes diffusion – classiquement pour les films : « sortie cinéma », « sortie vidéo », « diffusion télévisée ». L’essor des plateformes de vidéo à la demande comme Netflix ou Amazon Prime (en attendant les autres…) bouleverse complètement le système français, nécessitant une réforme.
Le streaming illégal, « hold-up du siècle »
Mais, en pleins travaux de cette réforme et à quelques jours de l’ouverture du festival de Cannes, la ministre de la Culture Françoise Nyssen a reçu un vigoureux rappel à l’ordre. 13 organisations professionnelles du cinéma, ainsi que les groupes de télévision TF1, M6 et Canal +, ont réclamé avec force des mesures concrètes et efficaces contre le piratage.
Ni une, ni deux, la ministre est montée au créneau, durant une réception en l’honneur des films français sélectionnés à Cannes. Elle a annoncé la création d’une « liste noire » de sites de streaming illégal, une activité qualifiée par Françoise Nyssen de « hold-up du siècle ». Elle a avancé le chiffre de 1,3 milliards d’euros annuel de préjudice pour le secteur de la culture et du divertissement en France .
« Le piratage se fait dans 80 % des cas en streaming ou en téléchargement direct »
La ministre a rappelé que les disposition de la HADOPI, centrées sur le téléchargement P2P de contenus illégaux, étaient en grande partie obsolètes, le piratage ayant changé de visage : « L’essentiel de notre arsenal porte sur le téléchargement pair à pair, aujourd’hui, alors que le piratage se fait dans 80 % des cas en streaming ou en téléchargement direct ».
D’où l’idée, louable, d’attaquer directement les sites illégaux à la source : la HADOPI fixerait et actualiserait cette fameuse liste noire, puis transmettrait cet inventaire aux fournisseurs d’accès et aux moteurs de recherche. Gage aux premiers de bloquer ces sites, et aux seconds de les déréférencer. Pour rendre ces mesures encore plus efficace, Françoise Nyssen propose de sanctionner les annonceurs dont les publicités sont diffusées sur ces sites.
Une proposition inédite… ou pas
Devant tant de courage, on aurait presque envie d’applaudir. Sauf que, quand la ministre affirme fièrement que « Rien de tel n’a été imaginé depuis la création d’Hadopi », elle a la mémoire bien courte.
2014 : « L’établissement et la publication de liste noire me paraissent rentrer parfaitement dans le cadre des compétences de la Hadopi » ; « Il faut définir, avec les professionnels des différents secteurs concernés, notamment les intermédiaires de paiement et de publicité en ligne (…) des protocoles décrivant les actions pouvant, à partir de l’information fournie, être mises en œuvre pour assécher les revenus des sites internet massivement contrefaisants ou rendre plus difficile leur activité. » Fleur Pellerin, ministre de la Culture.
Des belles paroles, mais qui ne changeront rien au problème
L’ironie de l’histoire est que les bonnes intentions de la ministre de l’époque étaient restées lettres mortes, faute d’une législation française vraiment efficace. Cette législation n’ayant pas évoluée, difficile de voir comment les grands mots de la ministre actuelle pourraient se transformer en actes réellement efficaces.
– Cette liste noire pourra-t-elle faire autre chose que l’ordonnance du tribunal de grande instance de Paris du 6 juillet 2017, ordonnant de bloquer et déréférencer les trois principaux sites de streaming illégal francophones, LibertyLand, Voirfilms et StreamComplet ?
– Non.
– Cette ordonnance empêche-t-elle ces sites de continuer d’exister ?
– Non.
– Même après une condamnation devant un tribunal de leurs créateurs, LibertyLand et ZoneTéléchargement existent-ils toujours ?
– Oui.
Car ces sites, à peine interdits, se recréent ou migrent sur d’autres noms de domaine, et reprennent leur activité comme si de rien n’était. La proposition de Françoise Nyssen n’y changera rien : la lenteur de la justice et de la législation françaises laissera toujours trop de coups d’avance aux pirates.
Une loi prévue pour la fin de l’année pourrait, enfin, faire évoluer les choses
En revanche, cette prise de position n’apparait pas dans un désert. Mounir Mahjoubi, le secrétaire d’Etat chargé du Numérique, a demandé une évolution rapide de la législation française, notamment en donnant à Hadopi des pouvoirs étendus. Le livret sur les budgets des Autorité Publiques Indépendantes (API) pour 2018-2020 précise que la HADOPI va devenir « un tiers de confiance dans la caractérisation des sites massivement contrefaisants, en coopérant avec les ayants droit, en vue de renforcer l’efficacité et la pérennité des mesures judiciaires de blocage ou de déréférencement de ces sites ».
Ce gouvernement semble avoir la volonté de se donner les moyens de lutter efficacement contre le piratage. Une loi sur l’audiovisuel, prévue pour la fin de l’année, devrait notamment permettre d’actualiser une décision de justice rendue à l’encontre d’un site pour étendre la sanction aux miroirs, et sans repasser devant la justice.
Avec de telles dispositions, oui, la « liste noire » de la ministre aura du sens. D’ici là, elle pourra rassurer (peut-être) mais ne servira à peu près à rien.