L’apparition d’une carte eSIM ne semble pas être l’évolution la plus notable des nouveaux iPhone présentés par Apple la semaine dernière. Pourtant, cette technologie ouvre la voie à un contournement des opérateurs télécoms historiques par les constructeurs et les géants du web, sur fonds de guerre larvée entre deux camps qui ont besoin les uns des autres, mais qui s’opposent depuis toujours.
La présentation des iPhone XS, XS Max et XR par Apple a déclenché son lot de réaction et de plaisanteries. L’une des plus appréciée a été, sans doute, le tacle appuyé envoyé par Huawei France via son compte Twitter, juste à la fin de la keynote de présentation : « Marty nous avons voyagé dans le temps ! Bienvenue en 2014, l’année où il est enfin possible d’utiliser deux SIM dans un smartphone ».
La plaisanterie est drôle, c’est vrai. Mais elle est aussi inexacte. Car ce que proposent les nouveaux iPhone est bien une nouveauté, du moins à l’échelle d’un constructeur de l’importance d’Apple. Une nouveauté qui risque d’avoir des conséquences fortes sur le marché américain des smartphones.
Apple ne s’est pas converti au dualSIM classique
Car ce que propose Apple n’est pas le dualSIM classique, qui équipe effectivement depuis 2014 une majorité des smartphones, et la quasi totalité de ceux produits en Asie. La possibilité de jongler d’un forfait à un autre sur le même téléphone n’est pas en soi une nouveauté.
Certains estiment même que c’est l’absence du dualSIM sur les iPhone qui était une bizarrerie. Une bizarrerie qui peut se comprendre, sachant que dans la course à l’excellence, les fabricants, notamment dans le haut de gamme, cherchent à gagner toute la place possible – un emplacement supplémentaire pour une carte SIM, c’est de la place en moins pour un processeur ou de la mémoire.
eSIM, prélude à une guerre contre les opérateurs télécoms ?
Et justement, la seconde carte SIM des nouveaux iPhone ne prendra qu’une place minime : ce n’est pas une carte « physique », mais une eSIM, intégrée directement à l’intérieur de l’appareil, à la manière des iPad ou des Apple Watch. Une carte qui s’active en la liant à un fournisseur d’accès à Internet.
C’est là que cette annonce préfigure peut-être une révolution ou une nouvelle guerre frontale entre géants du net et opérateurs télécoms, au moins aux Etats-Unis. Victoria Castro, notre collègue de Numerama, signe un article vivifiant et complet sur le sujet, avec rappels historiques et perspectives.
Car, avec l’avènement d’Internet, les opérateurs télécoms, autrefois tout puissants dans leur secteur, sont devenus de simples fournisseurs d’accès, dans un monde où les communications passent essentiellement par Internet, et où Google, Facebook ou Apple font la loi. La grande offensive des « telcos » pour abattre la neutralité du net aux Etats-Unis leur a permis de reprendre la main.
Une SIM physique reste liée à un opérateur quoiqu’il arrive
Mais, avec une simple eSIM, Apple prépare peut-être la revanche des géants du net. Depuis l’avènement des smartphones, les informations contenues dans une carte SIM pourraient être incluses dans l’appareil et modifiées sur Internet en cas de changement d’opérateur de l’utilisateur.
Mais les opérateurs télécoms tiennent à conserver les cartes SIM physiques, car elles leur permettent de lier un téléphone à un opérateur. Elles incarnent un rapport de force qu’imposent ces opérateurs aux constructeurs de mobiles : les boutiques télécoms sont le plus gros vendeurs de smartphones aux Etats-Unis, toujours liés à un forfait. Forfait qu’incarne cette carte SIM, liée à tout jamais à son créateur.
Avec l’eSIM, le rapport de force peut s’inverser
Une eSIM, c’est autre chose. L’expérience des iPad et des Apple Watch le prouve : elle appartient au constructeur. C’est lui qui peut décider quel opérateur peut l’activer ou pas. Il est même possible de ne pas la lier à un opérateur fixe, mais de passer de l’un à l’autre en fonction de la connectivité disponible – remettant dans la lumière les « petits » opérateurs.
En résumé, une carte eSIM peut permettre aux constructeurs de renverser le rapport de force. « L’eSIM sera contrôlée par Apple, qui pourra dicter quels opérateurs pourront être choisis,. Apple pourra exiger une commission pour les activations sous eSIM ainsi que pour les changements de forfait » a ainsi exposé l’analyste Neil Shah.
Un moyen de pression d’importance
Sachant qu’Apple pèse 46% du marché américain des smartphones, la firme pourrait mettre la pression à un opérateur télécoms : être privé d’iPhone serait une catastrophe pour tout fournisseur d’accès – une écrasante majorité des utilisateurs d’Apple préféreraient changer d’opérateur que d’abandonner leurs iPhones.
Pour autant, les fournisseurs d’accès disposent également de leurs moyens de pression : sur les iPad, AT&T accepte que l’utilisateur lie son Apple SIM à lui, mais s’il veut changer d’opérateur, il doit changer d’Apple SIM. Dans la même logique, Verizon et AT&T avanceraient leurs pions pour lier un téléphone à un opérateur, durant toute la durée de vie du téléphone – déclenchant une plainte pour pratique anticoncurrentielle.
Reste qu’Apple domine son marché, largement. Mieux, la firme est terriblement influente dans le monde de la tech, et si elle décide de s’engager dans la voie des eSIM, d’autres constructeurs pourraient suivre. Il est tout à fait possible que cette eSIM ne soit qu’un moyen de pression pour dissuader les opérateurs télécom d’en faire trop à leur guise. Mais que se passerait-il si Apple renonçait totalement à la carte SIM physique ?
Les couteaux ne sont pas encore sortis de leurs fourreaux. Mais ils sont bien aiguisés.