Le 26 mars dernier, le Parlement européen a adopté la directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique, surnommée la « directive copyright ». Le texte de cette directive a été adopté par 348 voix contre 254, après des années de bras de fer entre les différents protagonistes. Pour mieux en comprendre les différents enjeux, nous avons interrogé Sophian Fanen, journaliste spécialisé musique et industrie musicale, streaming, histoire de la musique. Il est également cofondateur du média Les Jours, et auteur du livre «Boulevard du stream: du mp3 à Deezer, la musique libérée» (Le Castor Astral, 2017).
RB : Depuis la sortie de votre livre en novembre 2017, quels sont selon vous les trois changements majeurs survenus dans l’industrie musicale causés par le streaming?
SF : Selon moi, le changement majeur est l’accélération de la pénétration grand public, autrement dit l’arrivée du grand public dans le streaming qui commence tout juste à aller vers plus de diversité d’écoutes. L’on avait jusque-là un streaming qui était dominé par les plus jeunes, en gros par les 13-25 ans. Aujourd’hui, il est en train de se déployer sur d’autres tranches d’âge, donc avec des écoutes musicales différentes, avec des temporalités d’écoute aussi qui sont différentes puisqu’on n’écoute pas la musique de la même façon quand on a 13 ans que lorsqu’on en a 40. Par rapport à 2017 où l’on était dans l’émergence, de ce mouvement là, aujourd’hui et depuis un peu plus de deux ans, on peut dire qu’on y est.
L’autre changement majeur c’est l’arrivée d’Apple Music. Très clairement, je pense que cela a rebattu les cartes. Mais au-delà d’Apple Music, il y a une diversification des plateformes : on voit qu’Amazon Music prend de plus en plus de place aussi avec une pénétration qui réussit notamment avec son assistant vocal Alexa. Ainsi, on voit qu’il y a des publics différents qui s’abonnent à des plateformes différentes, et on voit aussi que le streaming est une affaire complètement internationale. Les plus grandes plateformes aujourd’hui sont en effet chinoises et indiennes, et on voit aussi des plateformes africaines qui commencent à monter fortement. Nous sommes donc en plein dans l’internationalisation et la diversification.
La troisième transformation, qui était très attendue, c’est la « directive copyright ».
RB : Quel impact cette directive, et particulièrement son article 13 (devenu article 17), auront-ils sur le streaming en France et en Europe?
SF : Cette directive va changer le paysage de la musique en ligne en Europe et changer le rapport de force avec Youtube. Mais elle va surtout changer la façon dont la musique s’écoute sur Youtube, ou même bientôt sur Facebook et sur toutes les grosses plateformes de vidéo où les utilisateurs génèrent eux-mêmes le contenu. En gros, elle va véritablement transformer YouTube en un Spotify bis.
En gros, l’idée c’est que YouTube fasse comme Deezer, Spotify ou encore Apple Music, c’est-à-dire qu’ils signent un contrat qui est renégocié toutes les X années (3 ans en général), avec un échange financier, des minimums garantis, etc. Ces contrats de licence sont des accords contractuels qui autorisent YouTube à distribuer, à mettre à disposition, ou à laisser des internautes mettre à disposition les œuvres des maisons de disque, que ce soit Universal, Sony Music, Warner, mais aussi Because Music puisque les deux groupements d’indépendants Impala et Merlin sont aussi concernés.
Et derrière ça il y a aussi l’obligation faite à YouTube de non plus simplement retirer les œuvres signalées par les ayants droit qui ne veulent pas que ces œuvres circulent (le « take down »), mais de surtout ne plus les laisser réapparaître (le « stay down »). En résumé, c’est donner tout le contrôle aux gestionnaires des droits de décider de ce qui a le droit ou non de circuler. On est dans la continuité de l’ensemble des textes qui régissent ce milieu.
« La directive copyright va véritablement transformer YouTube en un Spotify bis. »
RB : Pourquoi la directive copyright est-elle autant controversée?
SF : C’est une directive controversée parce qu’il y a trois camps qui s’opposent. Il y a le camp des gestionnaires de droit, c’est-à-dire les maisons de disque, les sociétés civiles de gestion de type SACEM, qui embarquent les artistes comme d’habitude puisqu’elles sont censées les représenter. Puis il y a les géants du web, emmenés par Google avec YouTube qui est clairement la plateforme à qui s’adresse l’article 13 (devenu article 17, ndlr) de cette directive qui fait débat dans la musique. Cependant, toutes les grandes plateformes que l’on connaît sont aussi directement concernées, dans une moindre mesure, y compris Facebook à cause de ses velléités dans les vidéos, la musique, etc. Ces deux camps ont des intérêts divergents donc ils se battent à coups de lobbying. C’est très classique.
Et à côté de tout cela, il y a les défenseurs historiques des droits des internautes qui ont une vision héritée du web des années 90, voire même du web des années 80 : une vision d’un web très utopique, très axé sur la libre circulation. Pour eux, la culture est à tout le monde et il faut avant tout préserver et garantir sa circulation, qu’il s’agisse de musique, de cinéma ou de littérature. Une fois cette circulation garantie, on peut ensuite construire une économie, du droit, etc.
A ce groupe-là s’agrègent des personnes qui sont dans la défense des libertés des internautes, c’est-à-dire pouvoir poster tout ce que l’on veut, faire des parodies, pouvoir détourner des chansons, des photos, faire des mèmes, etc. Ainsi ce groupe s’inquiète, en partie à juste titre, des conséquences et des effets de bord de ce qui est mis en place, sachant que l’article 13 (devenu article 17, ndlr) est une vision assez conservatrice et très enfermant du droit d’auteur, c’est-à-dire qu’on prend le droit d’auteur comme une arme de défense. Ce n’est pas une histoire nouvelle : c’est une prise de position qui traverse toutes les grandes lois sur le web et la circulation de la culture depuis le début des années 2000. Tous les grands textes qui ont marqué les vingt dernières années ont été marquées par cette confrontation entre d’un côté les gestionnaires de droit et de l’autre côté les utopistes qui demandent, pour résumer, une libre circulation de la culture.
Par contre, cette fois-ci, s’agrège en plus à cette bataille-là les grandes plateformes dominées par YouTube. Parce que ces dernières étaient absentes des textes dans les années 2000 tels que la « Loi pour la confiance en l’économie numérique », DADVSI (la loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, ndlr), HADOPI (la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet, ndlr) etc. Elles étaient considérées comme neutres, simples hébergeurs, et n’avaient donc pas de responsabilités. On a bien vu que depuis, le paysage a changé, que le poids de ces plateformes comme Youtube dans la circulation de la musique est absolument majeur.
Ainsi, l’on a une sorte de bataille à trois qui est assez passionnante et qui est complexe et difficile à suivre, avec beaucoup de lobbying.
« L’article 17 est une vision assez conservatrice du droit d’auteur »
RB : Jean-Noël Tronc (directeur de la Sacem), Pascal Rogard (directeur de la SACD) et le journaliste Pierre Louette ont publié une tribune qui défend « la culture contre les lobbies des GAFA ». Faut-il lire en filigrane une guerre culturelle sur la question du streaming qui opposerait les Etats-Unis et l’Europe? Y a-t-il aux USA des tentatives de défense des droits des auteurs similaires à la directive copyright?
SF : Non, il n’y en a pas, parce qu’il y a beaucoup de choses qui fonctionnent différemment aux Etats-Unis en terme de droits, etc. Là-bas, les artistes, les auteurs/compositeurs/interprètes qui gagnent moins qu’en Europe sur le streaming sont en train d’essayer de renégocier des taux plus importants ; il y a une bataille avec Spotify notamment en ce moment sur ces questions là. Ensuite, il est clair que la directive européenne est vraiment regardée de près par les USA parce que les effets de bord sont les mêmes et parce qu’une major qui opère en Europe opère dans le monde entier aujourd’hui. Donc maintenant qu’elle est passée en Europe, les majors vont demander la même chose aux USA. Les contrats ne portent pas uniquement sur l’Europe, et mettre en place une gestion et toute la technologie que j’ai décrite, mettre en place cette transformation du secteur uniquement pour l’Europe, c’est compliqué et ça n’a pas de sens.
La musique est un marché international aujourd’hui, plus que jamais, et si c’est fait en Europe ça va être déplacé sur le principal marché qu’est l’Amérique du nord. Cela va forcément changer le rapport de force parce que YouTube était jusqu’à présent un partenaire un peu forcé des maisons de disque, mais un partenaire un peu malhonnête qui se cachait derrière son statut d’hébergeur pour dire « moi, vous savez, la musique c’est pas vraiment mon métier, moi mon métier c’est de faire de la technologie, moi je fournis des technologies vidéo pour mes internautes et ce sont les internautes qui s’intéressent à la musique ». Là forcément, YouTube va être obligé de dire « je suis un distributeur de musique comme Deezer, comme Spotify, comme Apple Music, j’ai des responsabilités, je dois payer les maisons de disque et les artistes, etc., je dois être plus transparent… ». Quand le monde de la musique dit que YouTube profite de la circulation de la musique pour s’enrichir sans la rémunérer à sa juste valeur, c’est vrai. On ne sait pas combien YouTube apporte à Google chaque année, c’est un chiffre qui n’est pas communiqué. Il y avait énormément de flou dans la relation entre YouTube et la musique, et le but de cette directive, c’est de clarifier les responsabilités de chacun.
« Maintenant que la directive est passée en Europe, les majors vont demander la même chose aux USA. »
RB : Doit-on s’interroger sur les effets de bord que peut avoir une telle directive?
SF : Oui, parce qu’on voit et on sait que, depuis des années, la gestion des droits de la musique en ligne c’est un bazar sans nom. Sur une même chanson il peut y avoir quinze ayants droit qui ne sont pas d’accord entre eux et qui peuvent d’ailleurs réclamer les mêmes droits. Aujourd’hui, on a très souvent sur Youtube, par exemple, Sony qui réclame une chanson et Universal qui la réclame également, parce que Sony est titulaire des droits pour la chanson en Amérique latine et Universal en Europe. Sauf qu’au lieu de se déclarer seulement sur un territoire ils vont se déclarer pour le monde entier et, à la fin, les œuvres peuvent très bien ne plus être disponibles. Il y a comme ça des interrogations qui sont légitimes, et malheureusement on risque de ne pas avoir la réponse avant que toute cette mécanique ne soit mise en place, et selon moi avec ma petite expérience du secteur, on va avoir 5 ou 10 ans de rodage.
Après, du point de vue de l’auditeur, on peut aussi se poser des questions sur les conséquences sur la circulation des œuvres, notamment des œuvres hors marché. Car quand on parle de la musique en ligne, on oublie souvent qu’il y a énormément d’œuvres hors marché, qui n’ont pas d’exploitation commerciale, qui sont très peu écoutées, qui sont extrêmement marginales, mais qui en fait forment la masse de la musique – elles en forment l’épaisseur. C’est cela la culture, et c’est cela qui était sur Youtube. Donc il ne faut pas que cette profondeur culturelle-là qui est sur YouTube aujourd’hui soit menacée par une guéguerre commerciale. Si c’est pour défendre les intérêts des deux cent morceaux qui marchent aux dépens des 5 millions qui ne marchent pas, on va tous y perdre.
RB : L’exception culturelle française est-elle un frein ou un atout pour le streaming en France?
SF : Aujourd’hui, cette exception culturelle n’a pas forcément beaucoup joué. Les problématiques du streaming musical se jouent très clairement au minimum à une échelle européenne. La directive va ensuite être retranscrite dans le droit français avec de possibles aménagements, mais le cœur de ce qui aura été négocié à Bruxelles sera retranscrit tel quel.
Il y a des questions qui concernent l’exception culturelle française, par exemple, ces derniers temps il y a un mini-débat sur la question d’appliquer les quotas de musique francophone aux plateformes de streaming. C’est un débat qui est un peu en sourdine, mais je l’ai vu revenir en commissions à l’Assemblée nationale plusieurs fois, et il figure dans le rapport d’Aurore Bergé sur l’audiovisuel qu’elle a remis en fin d’année dernière. C’est une demande qui émerge des radios privées pour beaucoup, c’est-à-dire qu’on a des quotas de musique francophone et la France est quasi la seule à avoir des quotas de musique dans sa langue nationale.
C’est un système qui a plutôt eu des impacts positifs pour la production et la création en France, et donc il y a une réflexion pour appliquer ça aux plateformes de streaming également. Sauf qu’une plateforme de streaming c’est quand même différent d’une radio, et donc on n’est pas allé au bout des questionnements sur ce sujet mais je le trouve assez intéressant intellectuellement. C’est ce genre de débats là qui pourrait se greffer à la future loi qui va retranscrire la directive européenne dans le droit français.