Le boycott au Maroc de trois compagnies, dont la française Danone, a longtemps alimenté la curiosité des médias quant aux origines de ce dernier, souvent qualifiées d’ « obscures ». Une étude de l’EPGE, parue en septembre, a proposé de lever le voile sur les véritables commanditaires et leurs objectifs. Une étude que Rude Baguette a choisi de décrypter en détails.
L’opération a brillamment réussi : on estime de 40 à 90% du chiffre d’affaires des entreprises concernées, les pertes financières qu’a entraînées le boycott, lancé le 20 avril 2018 au Maroc. Dans le viseur, principalement trois marques : Danone, Sidi Ali (l’eau minérale produite par Oulmès) et Afriquia (une société de distribution de carburants, filiale du groupe Akwa). Ainsi, au premier semestre 2018, Sidi Ali perd 88% de son chiffre d’affaires. Danone annonce 150 millions de dirhams de perte, et comptes déficitaires en fin de l’année. Quant au propriétaire d’Afriquia, Aziz Akhannouch, actuel ministre de l’agriculture et de la Pêche et homme d’affaires milliardaire, a fait l’objet d’une campagne de dénigrement. D’autres marques, liées notamment au pouvoir royal (le festival Mawazine et la chaîne 2M), ont aussi été boycottées mais l’impact sera pour elles nettement moins important.
Derrière ce boycott, deux pages Facebook ont particulièrement attiré l’attention des auteurs de l’étude : Kifaa7 et Moul Chekara. Kifaa7 est une page longtemps restée anonyme, administrée par deux citoyens marocains idéalisant le pouvoir turc de Recep Erdogan : Abderrahame Adraoui, un correspondant de presse, et Jawad Fadili, un hacker autoproclamé. Selon le rapport de l’EPGE : « Ces deux pages, anciennes, comptent parmi les plus actives sur le boycott. Elles sont soutenues par une centaine d’autres pages et influenceurs partageant une convergence de point de vue : anti-monarchies, pro-Erdogan, pro-Frères Musulmans. Cette galaxie forgera au fil des mois la ligne éditoriale complexe du boycott. »
Un boycott renforcé par les partis politiques
Au fur et à mesure que le boycott se développe, les partis politiques surréagissent, se faisant les « idiots utiles d’un mouvement qui manquait encore clairement de légitimité, mais qui a su jouer sur les dissensions internes, » rapporte l’étude. Le Parti de la Justice et du Développement (PJD) s’est, par exemple, fait le relais du boycott, surfant sur l’idée de la lutte contre les forces de l’argent. Ce faisant, il a favorisé sa viralité en surfant sur le boycott.
De son côté, le Parti Authenticité et Modernité a déclenché la polémique en poussant la population à hurler « Akhannouch dégage » (donnant naissance à l’hashtag أخنوش_إرحل# sur les réseaux sociaux) lors d’un événement en présence du Roi du Maroc. D’autres partis plus minoritaires ont aussi profité du boycott pour accroître leur visibilité. De manière plus générale, tous ces partis ont servi de caisse de résonnance au boycott.
Une méthode passée au peigne fin
L’étude de la campagne liée au boycott, réalisée par l’EPGE, a permis de mettre en évidence les moyens techniques (pages anonymes, astrosurfing, bots, spams, sponsoring…), les moyens narratifs (attaques ad hominem, éléments de langage) et les moyens opérationnels (réseau structuré, financé, coordonné, dissimulé…)
Ces moyens sont généralement utilisés lors de campagnes de manipulation de l’information. Étudions ceux du boycott marocain de plus près.
L’analyse de l’apparition et propagation du boycott sur la toile a été rendue possible par un grand nombre de pages Facebook anonyme (plus d’une centaine). Certaines ne sont d’ailleurs plus en ligne, bannies par le réseau social ; d’autres ont supprimé quelques publications.
L’une des plus actives est la page Kifaa7. Page anonyme créée le 3 août 2014, elle a changé de nom à plusieurs reprises. La page n’est aujourd’hui plus en ligne, ayant été supprimée par Facebook lors d’un grand ménage en mars 2019 (https://newsroom.fb.com/news/2019/03/cib-iran-russia-macedonia-kosovo/). En épluchant les informations de transparence que le réseau social met à disposition des internautes au sujet des pages Facebook, il apparaît que les administrateurs sont nombreux et professionnels, aux vues du nombre de publications quotidiennes. Pendant le boycott, la page publiait environ 12 posts par jours, avec souvent le même message et le même visuel.
L’astrosurfing est une méthode bien connue des tentatives de manipulation de l’information : il s’agit ici de faire croire à un engouement populaire, en augmentant artificiellement les vues d’un post. Plusieurs méthodes peuvent être utilisées à cet effet : la sponsorisation de contenus, le rafraîchissement automatique des pages ou bien encore l’utilisation de ce qui n’est plus maintenant un mythe : les fermes à clics.
L’étude de l’EPGE n’émet aucun doute sur le fait que ce procédé visant à faire croire à une mobilisation populaire importante alors que le trafic n’est en fait du qu’à un groupe restreint de personnes, a été utilisé par les administrateurs de la page Kifaa7, les mois qui ont suivi le lancement du boycott : « Entre avril et juin, la page totalise en effet plusieurs millions d’interactions et de partages, avec des pointes oscillant entre 100 000 et 150 000 interactions. Ce chiffre est inhabituel pour Kifaa7 qui, jusqu’à récemment, atteignait péniblement les 25 000 interactions », lit-on dans le rapport. Une centaine d’autres pages autour de Kifaa7 ont aussi servi de caisse de réverbération à ces publications. On peut émettre ici l’hypothèse d’une action sponsorisée.
Plus intéressant encore, l’étude permet de dévoiler l’interconnexion existante entre des pages et profils anonymes, diffusant toutes, quasiment au même moment, le même message, avec les mêmes termes et les mêmes visuels.
Une analyse du réseau Twitter a également permis de mettre en évident la création de plus de 800 bots dédiés au boycott marocain : « Leur création, entamée un mois avant la date du boycott, démontre également qu’il y a eu préméditation. Ces faux comptes, sans description ni photo, ont été alimentés artificiellement afin de retweeter ou répondre par le biais de phrases simples et prédéfinies. Ces bots ont par ailleurs été « hyperactifs » (plus de 100 messages par mois), par rapport aux habitudes généralement constatées chez de vrais internautes. » Facebook aussi a eu son lot de bots créés pour amplifier les messages du boycott :
Un storytelling bien huilé
Parmi les messages diffusés, on peut souligner des éléments de langages récurrents. Les attaquent se concentrent, pour la plupart sur plusieurs facteurs de vulnérabilité : les dissensions internes (les batailles politiques ou divisions régionales) ; la contestation des institutions (corruption de l’État et attaques contre le gouvernement) ; les dissensions politiques internes ; la corruption des élites…
Pour les auteurs du rapport, ces attaques démontrent « une volonté manifeste de créer le chaos en minant la confiance que les Marocains accordent à leur classe politique. Elles démontrent également que les commanditaires du boycott ne se situent pas dans la classe politique marocaine, car aucun n’est vraiment épargné. »
Autres messages véhiculés par les contenus internet : le soutien aux opposants politiques comme Nasser Zefzafi, insinuant que les institutions marocaines sont corrompues. L’idée sous-jacente étant de redonner le pouvoir au peuple.
La dimension religieuse est aussi à noter : les boycotteurs multiplient les actions de charité envers les plus démunis, se posant en sauveurs des populations oubliées (aide alimentaire, aide médicale, aide aux veuves), afin de démontrer leur supériorité religieuse. Ilyas El Omari, président de la région Tanger-Tétouan-Al Hoceima et le patron de la première formation de l’opposition, est lui par exemple accusé d’alcoolisme.
Il n’est pas le seul à faire l’objet d’attaques ad hominem. En effet, si au début le boycott visait des marques (Danone, Afriquia et Sidi Ali), les critiques se sont rapidement tournées vers des personnes. Pour contourner les attaques au Roi directement, elles sont ciblées davantage des relais de pouvoir.
Aziz Akhannouch, actionnaire majoritaire d’Afriquia, a été l’objet de nombreuses critiques lors du boycott. Mais il faut dire qu’avant d’être chef d’entreprise, Aziz Akhannouch est avant tout président du Rassemblement National des Indépendants (RNI) – et un des favoris des élections législatives marocaines.
Une organisation structurée
L’étude démontre, par l’observation des moyens opérationnels, l’existence d’un groupe ordonné avec une hiérarchie définie, ainsi que des procédures et des synergies établies : « La suppression massive, en mars 2019, de pages ayant pris part au boycott a permis d’observer en détail la réorganisation du réseau de boycotteurs. » De ces acteurs, on observe une homogénéité politique, avec des discours pro-turcs et pro-Frères Musulmans.
Deux comptes de secours ont été plus particulièrement analysés : la page Kifaa7, créée en janvier 2019, disposant d’un nombre restreint d’amis, et un autre compte disposant de 42 amis. Parmi tous ces internautes, des blogueurs contestataires et un réseau de hackers, les premiers étant la face visible de la contestation, quand les seconds administrent les pages et gonflent artificiellement les chiffres des abonnés.
Le côté « coordonné » de cette campagne est visible notamment lorsque, le 21 avril 2018, tous ces acteurs publient, en moins d’une heure, tard dans la nuit, 32 publications récoltant plus de 37 000 likes au total, soit une publication toutes les deux minutes, récoltant en moyenne 1161 likes chacune. Un tel succès est très peu probable sans sponsoring ou astrosurfing, d’autant que tard dans la nuit, la présence des internautes est plus faible. La somme évaluée de cette campagne, même s’il est difficile d’estimer son coût, pourrait s’élever à plusieurs centaines de milliers d’euros, explique l’étude : « Nous avons déterminé ce montant à partir du prix moyen d’achats de followers et de likes sur le marché noir multiplié par le nombre de vues. Nous avons également obtenu la preuve que les réseaux de boycotteurs avaient déjà eu recours à la publicité grâce aux vidéos publiées par Kifaa7, où les signes de sponsorisation sont clairement visibles. »
Autre source de financement : le crowdfunding. Youssef Zelaoui, pour ne citer que cet exemple, est l’un des membres du cercle restreint des boycotteurs. Il a pu récolter près de 43 000 dirhams (1470 euros) par le biais d’une collecte de fonds. La plupart des participants sont anonymes, rendant ces collectes opaques. Selon ce rapport : « Ce type de financement est fréquemment utilisé dans le cadre de financements occultes, par exemple le financement d’actions terroristes. »
Pour conclure, l’étude de ces différentes campagnes a permis de mettre en lumière le fait que ce boycott a été instrumentalisé par un groupe de blogueurs et de hackers pro-Erdogan, adeptes d’une vision conservatrice de l’Islam : « Il s’agit d’une authentique campagne de manipulation de l’information qui a frappé le Maroc. » Selon les auteurs du rapport, les soupçons se tournent vers le parti Al Adl Wal Ihssane, « qui dispose d’une cohérence de vision avec les membres du réseau, d’un vivier de militants suffisants pour se lancer dans un activisme digital de masse et dont l’opacité des membres est connue. » Un État étranger, disposant de moyens nécessaires et d’un réseau de hackers chevronnés, pourrait aussi avoir soutenu cette opération.
L’étude conclut qu’avec la venue des élections législatives de 2021, ce type de campagne pourrait tenter d’influer sur les résultats des élections en établissant un lien puissant avec la population : « Nous soutenons l’hypothèse que dans les mois et années à venir, le réseau va continuer de croître, saper l’autorité des pouvoirs publics et s’attaquer aux probables candidatures du RNI, mais aussi du PJD et du PAM, pour favoriser le chaos ou le recours à de nouvelles forces politiques extrémistes. » Une hypothèse pas si farfelue, quand on se penche sur l’actualité marocaine : en effet, depuis quelques semaines, certains citoyens appellent au boycott des élections, tandis que d’autres exigent le vote obligatoire, tendant davantage les rapports entre populations. Le piège se referme…