Alors que les deux pays sont en conflit ouvert depuis trois ans, le Qatar accuse l’Arabie saoudite de se livrer au piratage massif de sa chaîne sportive, beIN Sports. Portée devant l’OMC, qui vient de confirmer la responsabilité de Riyad, l’affaire pourrait rebattre les cartes de la planète football, en durcissant les règles régissant les rachats de clubs et les grandes compétitions.
« Le piratage le plus répandu que le monde ait jamais connu en matière de retransmission sportive » : les mots sont durs, et ne suffisent sans doute pas à refléter l’animosité qui oppose les deux protagonistes de cette retentissante affaire de droits audiovisuels mêlant gros sous, sport de haut niveau et tensions diplomatiques. Depuis 2018, le Qatar accuse l’Arabie saoudite de se livrer au « piratage de masse » de sa chaîne sportive beIN, via une chaîne ironiquement baptisée « beoutQ ». Les autorités qataries affirment détenir des « preuves irréfutables » de l’implication de l’opérateur satellitaire Arabsat dans cette opération de piratage – le satellite Arabsat étant lui-même contrôlé par Riyad, ce qui accréditerait la thèse selon laquelle le pouvoir saoudien ferme les yeux, voire encourage explicitement le piratage de la chaîne sportive de son plus grand rival.
Quand une affaire de piratage relance un conflit diplomatique
Alors que beIN s’acquitte auprès des championnats de football européens, des compétitions de basketball ou de Formule 1, de colossaux droits de retransmission, « beoutQ » permet d’accéder à ces programmes de manière gratuite, presque partout dans le monde — y compris en France. Cet opérateur pirate « commet quotidiennement et en plein jour un vol massif de droits (…) de grande valeur », affirme-t-on du côté de l’entreprise qatarie. Déplorant des pertes évaluées à plusieurs milliards de dollars, beIN a déposé plainte en octobre 2018, demandant une compensation d’un milliard de dollars. L’Etat du Qatar a, quant à lui, porté l’affaire devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC), déposant une plainte à Genève contre l’Arabie saoudite pour « violation de la propriété intellectuelle ».
Doha est soutenu dans son combat par les grands acteurs du monde du football qui, de la FIFA à l’UEFA, en passant par la Liga espagnole et la Premier League britannique, sont montés au créneau contre la chaîne « beoutQ » : « Nous, les détenteurs de droits de diverses compétitions de football, condamnons collectivement et avec la plus grande fermeté la violation caractérisée de nos droits de propriété intellectuelle par le diffuseur pirate connu sous le nom de “beoutQ” “», ont-ils écrit dans un communiqué publié en 2019, demandant à Riyad de sortir d’un silence coupable. Sans succès pour l’heure, l’Arabie saoudite du prince héritier Mohammed ben Salman ayant, depuis juin 2017, décrété avec ses alliés des Emirats arabes unis (EAU), de l’Egypte et de Bahreïn un blocus unilatéral à l’encontre du Qatar, voisin avec lequel ils ont rompu toute relation diplomatique.
Rachat du club de Newcastle : l’opposition des supporters et des défenseurs des droits de l’homme
C’est dans ce contexte, aussi complexe que tendu, que l’on a appris ce printemps l’intention de Riyad de se porter acquéreur, via le « Public Investment Fund » (PIF), le fonds souverain saoudien, du club de football anglais de Newcastle United. Le PIF, qui est de notoriété publique téléguidé par Mohammed ben Salman, envisagerait de racheter 80 % du club de Premier League, le montant total de la transaction étant estimé à 300 millions de livres sterling.
Si le rachat de leur club ravit bon nombre de supporters lassés des treize ans de gestion par l’actuel propriétaire, Mike Ashley, il n’est pas sans poser de délicates questions. Le président du Newcastle United Supporters Trust (NUST), Alex Hurst, a ainsi assuré vouloir « demander des comptes » à la direction du club ; Greg Tomlinson, membre du conseil d’administration du NUST, s’est quant à lui déclaré « préoccupé par les questions (des droits de l’homme) » ; Steve Cockbum, supporter du NUST et employé de l’ONG Amnesty International (AI), a estimé être « mal à l’aise » quant au projet de reprise.
Il y a de quoi. Régulièrement accusée de violer les droits humains et de bâillonner toute forme d’opposition politique, l’Arabie saoudite est, depuis le meurtre barbare du journaliste Jamal Khashoggi en octobre 2018, dans le viseur de la communauté internationale. Le rôle précis du prince héritier saoudien dans la mort de l’activiste demeure sujet à débat et écorne encore davantage l’image de la famille royale sur la scène internationale.
Suivie par de nombreux supporters et les organisations de défense des droits de l’homme, la veuve de Khashoggi, Hatice Cengiz, appelle de ce fait au rejet de la prise de contrôle de Newcastle United par le fonds souverain saoudien. Enfin, beIN Sports, qui détient pour encore trois ans les droits de diffusion de la Premier League à l’étranger, s’oppose en toute logique au rachat du club par Riyad — du moins tant que les autorités saoudiennes persistent à nier toute implication dans le piratage de la chaîne sportive.
Une révolution dans le monde du football ?
Malgré ces légitimes protestations, l’Arabie saoudite serait bien partie pour remporter la mise. Des sources proches du dossier affirment que Mohammed ben Salman aurait fait de Newcastle United une affaire personnelle, et que certains documents préalables au rachat auraient d’ores et déjà été déposés. A moins que les règles régissant le monde du football ne changent à la faveur d’un coup de tonnerre : l’OMC, qui avait été saisie par le Qatar dans l’affaire du piratage de beIN, vient en effet de rendre son verdict.
Et il est sans appel : Riyad est bien responsable de l’opération, selon un rapport de 130 pages à paraître mi-juin. Une infraction au droit international, qui pourrait réduire à néant ses chances de racheter le club de Premier League, dont les procédures prohibent les candidatures entachées de crimes commis à l’étranger — et qui représentent également un crime au Royaume-Uni — ou lui soumettant des informations fausses, trompeuses ou inexactes.In fine, cette affaire pourrait même changer la manière de lutter contre le phénomène du piratage : un pays ne serait ainsi autorisé à investir dans le football, voire ne pourrait aligner son équipe nationale lors d’une Coupe du Monde ou un Euro, s’il est établi qu’il fait preuve de laxisme en matière de lutte contre le piratage d’évènements sportifs — a fortiori s’il est démontré qu’il est directement impliqué dans ces pratiques. Le conflit ouvert entre le Qatar et l’Arabie saoudite pourrait donc se conclure, provisoirement et contre toute attente, par une petite révolution dans le monde du sport en général, et du football en particulier.