En exclusivité pour Rude Baguette, Alain Durand, cofondateur et directeur de la société Content Armor, spécialisée dans la lutte contre le piratage, revient sur les nombreux enjeux liés à cette pratique.
Comment se porte la lutte contre le piratage en France ?
Je trouve qu’en France, tout particulièrement, elle ne se porte pas très bien, parce que les différents acteurs (notamment les fournisseurs d’accès internet) n’arrivent pas à s’aligner dans l’intérêt de mener cette lutte. Beaucoup d’acteurs se renvoient la balle, notamment quand il s’agit de déterminer qui doit payer, et certains vont jusqu’à justifier l’existence du piratage (même si ce n’est pas exprimé comme ça), pour des raisons économiques et de fragmentation de l’offre. Je pense donc que la France ne fait pas tout ce qu’elle pourrait faire.
Si la lutte contre le piratage en France piétine, c’est donc en raison d’un manque de coopération ?
Cela vient surtout d’un manque de volonté de certains, oui. Ça a été dit dans des commissions parlementaires, ce n’est pas moi qui l’invente, mais, effectivement, les trois-quatre opérateurs télécom rechignent à prendre leur part dans la lutte contre le piratage, en affirmant que ce n’est pas leur rôle de le faire.
C’est une position assez particulière à la France : quand on regarde ce qui se passe en Angleterre, en Espagne, au Portugal, tous les acteurs de la chaîne de valeur de distribution de contenus travaillent ensemble et coopèrent. Je ne sais pas ce qui se passe ailleurs, mais dans l’espace européen, la France est un cas particulier, et c’est dommage, car même ces opérateurs pourraient bénéficier de la lutte contre le piratage. En effet, in fine, si les gens ne consomment pas le contenu et n’achètent pas les abonnements sur les box, c’est parce que des contenus protégés sont disponibles gratuitement, à cause du piratage.
Quelle est la tendance du piratage en ligne ?
Je me réfère aux études de Médiamétrie et ce qui ressortait de leur dernier baromètre c’était une augmentation du piratage avec une forme de remplacement : voici quelques années, ce qui était majoritairement piraté, c’étaient les films et un peu les séries ; on note un net basculement vers le sport, qui est de plus en plus piraté.
Le morcellement des offres de SVOD (Amazon, Netflix, Disney, Apple…) contribue au développement du piratage ou, au contraire, participe à l’endiguer ?
Je pense que ce n’est ni l’un ni l’autre. Je pense qu’effectivement des gens prennent prétexte de cette fragmentation pour justifier leur piratage ; cet argument a même été entendu à l’Assemblée Nationale, dans des débats sur le sujet.
Voici quelques années, on a vu apparaître des offres comme Netflix qui, en tant que portail, permettait d’avoir accès à différents contenus, donc contre la fragmentation. Mais après Netflix s’est mis à produire ses propres contenus, puis de nouvelles offres comme HBO+ ou Disney + sont apparues, si bien que l’offre sur les films et les séries tend à se fragmenter aussi.
Les gens sont moins virulents sur les films et les séries, ce n’est pas comme pour le sport où ils disent qu’il faut payer Canal+, MediaPro, BeIn, pour avoir accès au foot de façon complète, mais, de fait, la fragmentation est là, et elle va continuer. Je pense que cette fragmentation fait aussi vivre le marché, car il y a de la compétition, et c’est grâce à la compétition que les services cherchent à s’améliorer.
Cela étant, il existe aussi des agrégateurs. Les principaux agrégateurs sont les FAI, mais ils ne jouent pas forcément leur rôle puisqu’ils ne se battent pas contre le piratage.
L’arrestation du réseau de pirates Sparks a eu lieu il y a quelques semaines. Beaucoup de bruit pour rien, ou belle victoire ?
C’est une belle victoire, c’est indéniable. Pour autant, cela ne veut pas dire que brusquement, le piratage va baisser. D’autres plateformes vont apparaître, il faut continuer la lutte et l’accentuer, et pousser les gens vers les offres légales.
Est-ce que l’expansion de l’IPTV illégale doit modifier la façon dont on lutte contre le piratage ?
L’IPTV existe depuis quelques années déjà. C’est une offre qui peut paraître très compétitive, compte tenu de son prix : on a accès à des films, des séries, du sport, pour un tarif tout à fait modique. Il faut lutter contre ce piratage-là. Et il faut, aussi, faire de l’éducation. Et c’est à ce niveau, peut-être, que le gouvernement ne joue pas assez son rôle.
En effet, je connais des gens qui étaient abonnés à de l’IPTV et qui étaient persuadés qu’ils accédaient à une offre légale. En leur demandant simplement si ça ne les étonnait pas de payer 50 euros par an, alors que Canal+, c’est 30 euros par mois, ils se sont mis à réfléchir, et ils ont bien senti qu’il y avait un problème.
Mais voilà : les offres sont bien packagées, sont attractives, et pour quelqu’un qui ne se pose pas trop de questions, elles pourraient paraître légales. Et à ce niveau, il y a un travail d’éducation à faire, il faut peut-être faire des campagnes de publicité, des choses comme ça… Certains piratent de manière intentionnelle, et ils continueront de le faire. Mais d’autres piratent sans s’en rendre compte, et ceux-là, il faut les éduquer. Il ne s’agit pas uniquement de leur dire « C’est pas bien », mais leur montrer que l’acte de piratage a des conséquences économiques, sur les offres de contenus, dans le cas du sport, des conséquences sur les financements des clubs amateurs et de l’éducation au foot, donc ce n’est pas anodin de pirater.
La création de l’Arcom ayant été reportée sine die, la loi audiovisuelle permettra-t-elle aux ayants droit français de lutter efficacement contre le piratage à moyen terme ?
Chaque pas en avant est une bonne chose. Donc je ne vais pas critiquer cette loi, qui permet aux ayants droit d’avoir une procédure rapide pour bloquer les sites pirates, notamment via le CSA qui verrait ses pouvoirs étendus. C’est très bien, cela va permettre de mettre des bâtons dans les roues de ceux qui piratent. Certains réussiront à contourner ces mesures-là sans problème. On sait aussi que quand on bloque un site pirate, on en a un autre qui réapparaît à côté, mais, de toute façon, la lutte contre le piratage ne passe pas par une seule mesure, mais par un arsenal de mesures.
Cette mesure précise a été mise en place avec efficacité en Angleterre et au Portugal ; ça ne veut pas dire qu’il n’y a plus de piratage dans ces deux pays, ce n’est pas si simple, mais tout ce qui va rendre plus compliqué l’accès au piratage va pousser les gens qui piratent « sans le vouloir » vers les offres légales, ce qui est bien. En revanche, pour ceux qui veulent vraiment pirater, ils trouveront d’autres moyens. En résumé, cette mesure va dans le bon sens, mais il ne faut pas s’arrêter là.
Selon vous, quelles sont les évolutions souhaitables pour lutter plus efficacement contre le piratage ?
Dans les arsenaux qui sont mis en place aujourd’hui, il y a tout ce qui est DAM qui va empêcher le piratage du contenu au moment où il est transporté, mais le contenu cesse d’être protégé dès lors qu’il est affiché à l’écran. De même, l’interface entre le décodeur et l’écran n’est pas du tout sécurisée, et donc les pirates peuvent récupérer le contenu très facilement à cet endroit-là. C’est là que se nourrissent les pirates — ou alors certains vont carrément filmer leur écran, ou faire des captures d’écran, des choses comme ça.
Donc, historiquement, a été mise en place toute une surveillance des flux pirates, sur le peer to peer dans l’ancien temps, sur d’autres types de réseau aujourd’hui. Pour le peer to peer, c’étaient les mesures de l’HADOPI, avec la possibilité, dans la loi, de couper les adresses IP de tous ceux qui en diffusent.
Pour moi, face aux réseaux pirates, il faut éviter de ne s’en prendre qu’aux utilisateurs ou qu’à la surface.
Aujourd’hui, il faut avant tout chercher à traquer le premier piratage du contenu, et soit l’empêcher de faire sa diffusion, soit l’attaquer juridiquement. Nous disposons d’une solution technologique qui permet de faire ça, qui est utilisée pour l’instant de façon punitive, uniquement au niveau de l’opérateur : on va couper l’abonnement, on va couper la source du flux. Mettre un cadre légal autour de cette technique pourrait donc être utile, mais je ne suis pas sûr que ce soit nécessaire. Les pirates, quand ils sont pris la main dans le sac, soit ce sont de grosses mafias, et ils sont inatteignables et vont de toute façon recréer un service à côté, soit c’est un Kévin de 17 ans dans sa chambre, et dans ce cas, il va arrêter très vite.