Tarek Ouagguini est le co-fondateur d’Happydemics, une plateforme automatisant la conduite des études marketing.
Bis repetita : quelle que soit l’issue du scrutin du 3 novembre prochain, le système politique américain a donné une nouvelle fois en spectacle les dérives qui avaient été observées en 2016. Manipulation de l’opinion en ligne, marketing électoral douteux, excès de sondages : une leçon de ce que nous devons précisément éviter pour préserver notre propre démocratie.
Aux États-Unis, la campagne présidentielle est entrée dans sa dernière ligne droite et, bien qu’aucun pronostic quant à son issue ne soit certain, un premier enseignement peut d’ores et déjà en être tiré : du désastre de 2016, aucune leçon n’a été retenue.
Une hystérisation des débats
Fragilité des votes électroniques, toute-puissance du marketing électoral, dépenses de campagne hors de contrôle — on évoque le chiffre, à peine concevable de ce côté-ci de l’Atlantique, de près de 7 milliards de dollars —, manipulation en ligne de l’opinion publique… : quatre ans plus tard, les mêmes dérives sont à l’œuvre, contribuant à un niveau d’hystérisation du débat public que nous aurions, dans nos vieilles démocraties européennes, tort de railler en nous en croyant protégés. Sans un rapide sursaut, nous courons bien les mêmes risques à brève échéance.
On a beaucoup glosé sur l’ingérence russe lors de la dernière élection présidentielle américaine. Que celle-ci soit prouvée ou pas importe finalement peu : en 2020, nulle intervention étrangère n’est plus nécessaire pour que la manipulation, la désinformation et la déstabilisation de l’opinion aient lieu. Car comme le rappelait récemment le journal le Monde, l’ingérence dans le processus électoral est « made in USA » depuis plusieurs mois, avec les régulières désinformations diffusées sur les réseaux sociaux par l’hôte de la Maison Blanche. Selon l’université Cornell, Donald Trump serait même le premier diffuseur de « fake news » ces dernières semaines, en particulier sur la gestion de l’épidémie de Covid-19
Donald Trump, l’arbre qui cache la forêt
Mais se contenter de pointer la responsabilité de Donald Trump dans les dérives à l’œuvre serait pourtant un peu court, tant cette responsabilité est d’abord collective et incombe à l’ensemble de l’écosystème politico-médiatique américain. En témoigne l’essor sans précédent des entreprises faisant du marketing électoral leur spécialité. C’est-à-dire de la capacité, grâce au Big data, de collecter et traiter une masse d’informations sur les électeurs — en particulier les fameux « indécis » pouvant faire basculer un « swing state », véritable Graal des stratèges de campagne — avant de leur adresser des messages extrêmement ciblés et personnalisés, quitte à les enfermer dans une bulle algorithmique les isolant de toute réalité.
Les instituts de sondage de leur côté ne sont pas en reste dans cette surenchère. Depuis quatre ans, beaucoup a été écrit sur leurs erreurs de la présidentielle américaine de 2016. Et, si aujourd’hui, les outils et les méthodes de calculs ont été amendés pour prendre en compte les erreurs de 2016 dans certains États-clefs, il n’en demeure pas moins que les instituts de sondage américains n’ont toujours pas pris en compte la responsabilité politique et civique qui était la leur.
La profusion de sondages en période électorale et leurs modes de questionnement de l’opinion demeurent toujours amplement critiquables. Déjà en 2008 dans La fabrique du consentement, le philosophe américainNoam Chomsky soulignait cette capacité performative des sondages suggérant des comportements électoraux plus qu’ils n’interrogent sur les motivations des citoyens ; leur soufflant non « que » penser, mais « à quoi » penser.
Quelles leçons pour la France ?
À ce titre, la présidentielle américaine doit servir de signal d’alarme : la démocratie est un acquis fragile, que tous les acteurs de son système doivent manier avec soin. Et la France n’est pas immunisée contre ce type de dérives, loin s’en faut. D’ailleurs, l’actualité laisse régulièrement entrevoir des signes de faiblesse de notre propre écosystème politico-médiatique : l’attitude de certains instituts de sondages, comme l’IFOP en septembre dernier, n’est pas franchement rassurante. L’étude sur les « tenues correctes » censées être portées par les lycéennes fut symptomatique « d’un manque de recul » d’une profession qui n’a pas toujours conscience que ses enquêtes peuvent provoquer des controverses franchement inappropriées dans le débat public. En d’autres termes : le pouvoir des instituts de sondage sur la bonne tenue de notre démocratie implique une prise de conscience de cette responsabilité.
Un enjeu d’autant plus criant que la crise sanitaire actuelle liée au Covid-19 a mis en exergue la perméabilité des opinion publiques face aux discours de « post-vérités » qui maltraitent la science. Un recul de la rationalité qui sape les fondements d’une société démocratique apaisée.
À ce titre, la présidentielle américaine n’est pas seulement un contre-modèle : ils sont aussi un avertissement. Si nous voulons préserver la France de cette spirale passionnelle, il nous faut, bien entendu, nous protéger d’éventuelles influences extérieures. Mais il faut aussi en appeler à la responsabilité de tous les agents du jeu démocratique : des acteurs qui peuvent avoir des intérêts économiques, mais qui ont avant tout des devoirs civiques. De leur sérieux, mais aussi des limites qu’ils sauront eux-mêmes s’imposer, dépendra la bonne tenue de nos prochaines élections — et donc la vitalité de notre démocratie.