La chercheuse américaine Sarah T. Roberts vient de publier Derrière les écrans, un ouvrage-bilan de 8 ans d’enquête sur les modérateurs de contenu sur les plateformes en ligne. Réseaux sociaux, sections « commentaires », profils publics : les espaces de paroles publiques imposant une modération ont explosé dans l’Internet actuel. Pour autant, le métier des modérateurs demeure non seulement méconnu mais sous-valorisé, précarisé et largement externalisé. Ce livre passionnant vous offre une plongée dans notre monde contemporain et les questions qui l’agitent, à l’heure de la globalisation numérique.
Souvent, c’est en analysant méthodiquement un aspect particulier d’un ensemble ou d’un système que l’on comprend le mieux le fonctionnement du système en question. Pour appréhender les enjeux que posent la globalisation numérique et l’explosion des plateformes Internet, étudier à fond le métier des « petites mains », invisibles et méconnues, comme les modérateurs, est un angle d’attaque plus que fécond.
Derrière les écrans met en lumière le métier des modérateurs
C’est ce que démontre avec force l’ouvrage de la chercheuse américaine Sarah T. Roberts, Derrière les écrans, les nettoyeurs du Web à l’ombre des réseaux sociaux, publié en français aux éditions La Découverte. L’auteure a étudié pendant 8 ans ces modérateurs, et les mutations de leur rôle, de leur nombre et de la réalité de leur métier.
Pour rappel, un modérateur a pour rôle d’examiner les contenus postés par des utilisateurs sur une plateforme Internet (réseau social, forum, sections « commentaires » d’un site, profils publics…), puis de les « modérer ». Ils doivent systématiquement supprimer les contenus indésirables, mais leur rôle peut être plus vaste suivant le type de plateforme et de messages : corriger des inexactitudes, bannir des utilisateurs (temporairement ou définitivement), laisser un message en ligne mais avec un avertissement…
La modération, indispensable et problématique dans l’Internet 2.0
Les modérateurs sont apparus, au début d’Internet, sur les forums, dans une logique bénévole et autogérée. Mais, progressivement, avec l’explosion des contenus et des réseaux sociaux, cette modération a dû être généralisée et confiée à des employés.
Les enjeux sont cruciaux pour le business model de ces plateformes, puisqu’il s’agit tout à la fois de garantir que les contenus publiés respectent la loi et ne nuisent pas à l’image de la marque, mais aussi d’assurer qu’ils stimulent suffisamment la mise en ligne de nouveaux contenus…
C’est toute l’ambiguïté de la modération : une plateforme a souvent besoin de discours controversés, souvent à la limite de la légalité, pour générer du trafic et du buzz : « C’est l’appât qui attire les usagers et les incite à revenir sur ces sites pour faire défiler les mises à jour, regarder les nouvelles photos ou vidéos, lire les publications quotidiennes et recevoir les publicités », expose Sarah T. Roberts.
Un métier ni valorisé, ni reconnu
Et si des algorithmes peuvent faire un premier tri, l’humain demeure indispensable pour comprendre les sous-entendus et le contexte d’un message. « Le filtrage par des êtres humains de contenus générés par les utilisateurs sur les réseaux sociaux est un travail souvent secret et mal rémunéré », détaille Sarah T. Roberts.
Ces modérateurs ne forment pas un groupe homogène, mais une constante demeure : leur métier n’est ni valorisé, ni reconnu. Il est majoritairement le fait de sous-traitants, internes pour les contenus les plus complexes et les plus critiques, nécessitant une bonne connaissance du contexte social et politique ; mais la modération la plus basique (bannir les images pornographiques par exemple…) est le plus souvent externalisée.
Une absence totale d’accompagnement psychologique
Sarah T. Roberts voyage ainsi de la Silicon Valley, où elle rencontre les modérateurs internes d’une grande plateforme Internet, jusqu’aux Philippines, où elle s’entretient avec les modérateurs d’une application de rencontre. On y apprend qu’une notification doit y être traitée en moins de 15 secondes, le tout avec un rythme de travail intensif et un salaire dérisoire.
Les modérateurs incarnent ainsi la part sombre des travailleurs du net, isolés, rendus invisibles, le plus souvent sans aucun accompagnement psychologique, alors que leur travail consiste justement à traquer images et propos violents, dangereux, illégaux ou pornographiques.
« Utilisant diverses tactiques de distanciation, tant géographiques qu’organisationnelles, pour ménager un espace entre les plateformes et les travailleurs, les entreprises de réseaux sociaux se sont exonérées de la responsabilité des méfaits qui, selon certains travailleurs, ont été causés par le temps passé à examiner ces contenus », expose Sarah T. Roberts.
Faire apparaître les « travailleurs des coulisses des médias numériques »
Désinformation, rumeurs et théorie du complot, contenus haineux, cyberharcèlement, incitation au terrorisme… Les modérateurs sont au cœur des questions de fond qui agitent l’Internet d’aujourd’hui. Mais sans aucune reconnaissance, voire un franc mépris de leur travail. Une injustice que Sarah T. Roberts voudraient réparer. « J’espère que tous les autres travailleurs des coulisses des médias numériques apparaîtront au grand jour », conclue l’auteur.
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