Alors que les réseaux sociaux tentent de redorer une réputation écornée par leur désastreuse gestion des fausses informations lors de la campagne américaine de 2016, leurs efforts semblent, pour l’heure, ignorer les internautes du continent africain. Ceux-ci sont pourtant, comme en témoigne la situation en Côte d’Ivoire ou en Éthiopie, de plus en plus victimes de véritables campagnes de désinformation, orchestrées et planifiées, mais tolérées par Twitter, Facebook et consort.
Un déferlement de « fake news » avant, pendant et même après l’élection présidentielle : c’est ce que subit la Côte d’Ivoire depuis la réélection, le 31 octobre dernier, d’Alassane Ouattara à la tête du pays. Dans un climat postélectoral tendu et sur fond de violences intercommunautaires ayant fait une centaine de morts en trois mois, les rumeurs et fausses informations électrisent une opinion publique ivoirienne chauffée à blanc, au sein de laquelle les réseaux sociaux, qu’un habitant sur cinq fréquente régulièrement, représentent une part croissante de l’information consultable en ligne. La polémique lancée après les récents affrontements qui ont endeuillé la ville de M’Batto illustre cette inquiétante dérive.
La Côte d’Ivoire face aux « fake news » de l’opposition
Le 10 novembre, une manifestation d’opposants dégénère dans cette localité de 50 000 habitants. Très rapidement, et en l’absence d’informations vérifiées, le Web ivoirien s’enflamme. Sur les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter sont relayés des bilans humains aussi fantaisistes que dramatiques, faisant état d’une trentaine, puis d’une quarantaine de victimes dont les dépouilles seraient prétendument entassées à la morgue locale. Un rapport de gendarmerie bidon circule. A la fin de la journée, alors que le bilan officiel n’est « que » de trois morts, on comptabilise plus de 5 000 tweets faisant référence aux évènements survenus à M’Batto.
L’opposition entre dans la danse. Les heurts sont requalifiés en « massacre », en « génocide », en « pogroms » ou encore en « guerre civile ». Exilé en France, l’ancien chef rebelle Guillaume Soro, qui conteste le résultat de l’élection présidentielle et a depuis appelé ses compatriotes à l’insurrection, reprend à son compte une partie de ces accusations et fausses informations, n’hésitant pas à pointer de supposés actes de « barbarie », dignes des pires « dictatures ». Au même moment, dans un souci d’apaisement, Alassane Ouattara rencontre son adversaire, le candidat malheureux et principal leader de l’opposition, Henri Konan Bédié.
Mais le mal est fait. « Dès que ces fausses informations partent, c’est fini, on ne peut plus les rattraper », déplore auprès du Monde un journaliste local, Tiémoko Assalé. Pour les opposants comme Guillaume Soro, « l’objectif est de montrer aux yeux de l’opinion nationale et internationale que la population s’entre-déchire. Le pays ne va pas bien, certes, mais c’est un cliché de dire cela », confirme au quotidien du soir Lassina Sermé, le rédacteur en chef du site IvoireCheck. « Les »fake news » sont un vrai souci aujourd’hui en Côte d’Ivoire. (…) Les leaders (de l’opposition) ont vu qu’il y avait là un créneau pour pousser les gens à l’affrontement généralisé », analyse M. Assalé, selon qui « il s’agit d’un problème systémique très planifié ».
Quand les réseaux sociaux prennent leurs responsabilités… en Europe et aux USA
La question mérite alors d’être posée : en matière de lutte anti-« fake news », que font les réseaux sociaux en Afrique ? Ces entreprises, américaines pour la plupart, savent pourtant réagir face à la déferlante de fausses informations diffusées sur leurs plateformes. Et ce, au moins depuis qu’elles se sont elles-mêmes retrouvées, à l’issue de la précédente campagne présidentielle américaine, dans l’oeil du cyclone. Étrillés pour leur gestion des « fake news » ayant, en 2016, accompagné l’ascension de Donald Trump vers la Maison Blanche, les réseaux sociaux ont, quatre ans plus tard, employé les grands moyens : interdiction des publicités politiques sur Facebook, messages d’alerte encadrant certaines publications tendancieuses ou manifestement trompeuses sur Twitter, surveillance par d’anciens espions des tentatives d’ingérence étrangère sur YouTube, etc.
Autant d’efforts attendus, qui participent à redorer l’image de ces géants du numérique auprès des opinions et dirigeants occidentaux ; mais quid du continent africain ? L’exemple de la manipulation à l’œuvre en Côte d’Ivoire n’a, hélas, rien d’un cas isolé, comme en témoigne le torrent de « fake news » ayant, au cours des jours derniers, relayé la crise qui ensanglante la région du Tigré, en Éthiopie. Photographies trafiquées du Premier ministre éthiopien, images d’un crash aérien tirées d’un jeu vidéo, captures d’écran d’opérations de l’armée ouzbèke, images d’une explosion d’immeuble survenue en Chine, etc. : toutes ces tentatives de désinformation ont été relayées sur les réseaux sociaux fréquentés par les Africains, avant d’être démontées par les vérificateurs de la BBC… En vain, les fausses informations ayant déjà fait le tour de la toile.
Liberté d’expression : le deux poids, deux mesures des réseaux sociaux en Afrique
L’absence de politique efficace de lutte contre les manipulations en ligne n’est pas, pour les empires à la tête des réseaux sociaux, une question de moyens financiers ou humains. Leur mea culpa à la suite de la débâcle américaine de 2016 et leur – relative – réactivité face aux remontrances des capitales occidentales en témoigne. Pourquoi, dès lors, laisser le continent africain et ses internautes en pâture aux diffuseurs de « fake news » en tout genre – au risque de fragiliser les démocraties africaines ?
Ironie de l’Histoire : faute de l’implication des plateformes, bon nombre de régimes autoritaires africains musellent désormais leur opposition, en prétextant prendre eux-mêmes en main la lutte contre la désinformation en ligne. Selon AlJazeera, plusieurs pays, comme le Nigeria, l’Angola, le Malawi ou l’Ouganda, invisibilisent leurs oppositions politiques et leurs sociétés civiles en adoptant des législations réprimant sévèrement « l’abus des médias sociaux ». Plus que jamais, la question de la désinformation en ligne est stratégique pour tout le continent.