Depuis plusieurs mois, la guerre technologique autour de la 5G a pris l’Europe entre deux feux : au cœur des tensions, l’équipementier chinois Huawei, que les Etats-Unis accusent d’espionnage industriel, mais qui est pourtant crucial pour l’industrie européenne.
Les implications de la guerre technologique sur la 5G entre Pékin et Washington sont d’ores et déjà visibles en Europe. Alors que les États-Unis appellent très fermement les pays européens à renoncer aux infrastructures de l’équipementier chinois sur le futur réseau 5G, les positions des pays européens varient. Les récentes études, menées par les professionnels du secteur, s’inquiètent des coûts potentiels de l’exclusion du mastodonte chinois du marché européen, alors que la filiation de l’entreprise au gouvernement chinois semble d’ores et déjà éprouvée et laisse craindre des atteintes à la sécurité du continent. En parallèle, des solutions alternatives se dessinent et permettent d’envisager la possibilité d’un réseau 5G construits sans une dépendance totale aux géants du secteur et font entrevoir la possibilité d’une souveraineté digitale européenne.
La dépendance -problématique- du marché européen au géant chinois
Renoncer à Huaweï, même pour des raisons stratégiques légitimes, risquerait d’avoir des conséquences extrêmement lourdes. C’est d’ailleurs l’un des principaux points d’inquiétudes de certains opérateurs français, dont plusieurs d’entre eux sont d’ores et déjà dépendants de Huawei pour leurs structures 4 G. C’est le cas de Bouygues, dont 47,5 % du réseau 4G est équipé par l’entreprise chinoise et de SFR, dont 52 % du réseau est fourni par Huawei. En février dernier, Martin Bouygues adressait un sérieux avertissement aux pouvoirs publics français, annonçant craindre « une distorsion de la concurrence » en faveur de ses rivaux.
SFR et Bouygues ont d’ores et déjà annoncé à l’État français qu’ils exigeraient une indemnisation si Huawei venait à être, tout ou partie, exclue du marché européen. « Si un opérateur devait pâtir d’une interdiction, chacun devrait y prendre sa part », a résumé Arthur Dreyfus, secrétaire général de SFR, craignant lui aussi que Huawei soit mis de côté par les autorités françaises et européennes. Seuls Free, dont la part de l’équipementier se limite à 0,7 % des installations globales, et Orange, qui dépend entièrement de Ericsson et Nokia, pourraient être épargnés. Et encore, seulement en France, car Orange reste très dépendant de Huawei dans d’autres pays du continent comme l’Espagne, le Portugal, la Belgique ou encore la Roumanie.
En Europe, une 5G sans Huawei pourrait coûter 55 milliards d’euros aux opérateurs
La portée d’une telle décision aurait des implications désormais bien identifiées. En effet, le réseau français est structuré autour de plaques géographiques, dont les équipements sont issus d’un seul et même fournisseur. Cette logique répond à une cohérence économique évidente, permettant de faciliter la maintenance du réseau et de ne pas avoir à former les techniciens à des dispositifs hétérogènes. Exclure Huawei reviendrait à engager des travaux de refonte totale de certains réseaux sur des parties entières du territoire. Par exemple, le réseau de Bouygues est fourni par Huawei sur la partie ouest du territoire national et une partie du Nord–Pas-de-Calais et du Grand-Est. Chez SFR, la France est coupée en deux, la partie sud du territoire étant fournie par Huawei et la partie nord par Nokia.
Et ce processus serait, sans doute, long et coûteux. Le Sénat, dans un rapport de la commission des affaires économiques, souligne d’ailleurs « l’absence d’interopérabilité » entre les différents équipements, précisant logiquement qu’il est bien moins coûteux de procéder à une simple mise à jour des infrastructures 4G, plutôt qu’à leur refonte totale. Un état de fait donc, qui rend très délicate la possibilité d’imaginer une 5G européenne sans Huawei. Et surtout, difficile d’en calculer le coût pour nos opérateurs. Un rapport de la GSMA, l’association regroupant les grands acteurs de la téléphonie en Europe, le fixe cependant à 55 milliards d’euros supplémentaires et un délai de fourniture aux populations allongé de… 18 mois. Le rapport souligne en effet deux facteurs explicatifs : le passage de trois à deux acteurs d’abord, amoindrissant fortement la concurrence d’un marché déjà concentré à 80 % entre Huawei, Nokia et Ericsson. Le remplacement nécessaire d’une partie du réseau sur tous les territoires équipés de produits Huawei, ensuite. Les prix facturés aux consommateurs et aux entreprises s’en ressentiront nécessairement et devraient être revus à la hausse. Pour les acteurs économiques, le manque à gagner serait de 45 milliards d’euros à l’horizon 2024. Les implications seraient sans doute plurielles et ne concerneraient pas stricto sensu le secteur des télécoms. En effet, le développement des smart cities, de la e-santé ou encore de la mobilité autonome et connectée pourrait prendre un retard considérable et affaiblir la compétitivité de l’Europe sur ces secteurs stratégiques. Et surtout, une telle perte financière dans la période post-coronavirus, dans une Europe déjà lourdement endettée, serait insupportable pour les Etats.
A cela s’ajoute la crainte de contre-mesures que pourraient induire une fermeture du marché européen et braquer Pékin. Par la voix de son Ambassade à Paris, la Chine a ainsi affirmé craindre « des mesures discriminatoires » et être « profondément (choquée) et (inquiète) » d’une possible limitation de Huawei sur le marché français. Des mesures trop limitatives envers l’équipementier pourraient entraîner a minima une fermeture partielle du marché chinois aux équipementiers européens Ericsson et Nokia.
Sortir l’Europe de la dépendance à Huawei – quelles voies possibles ?
La première solution envisageable est d’adopter une approche de limitation des risques, actuellement privilégiée par les pouvoirs publics européens, notamment en France ou en Grande-Bretagne. Cette politique devrait conduire à exclure Huawei des cœurs de réseau, à savoir les segments les plus sensibles où sont stockés notamment les données des usagers. Elle est cependant limitée car empêche le développement d’alternatives viables.
Si les solutions européennes semblent aujourd’hui insuffisantes, il apparaît nécessaire d’acculturer un plus grand nombre de fournisseurs réseaux à la 5G afin d’en multiplier le nombre potentiel. L’initiative Open Radio Access Network (O-RAN) est, en ce sens, l’une des plus prometteuses. Reposant sur l’alliance entre plusieurs opérateurs, dont le français Orange, elle vise à favoriser l’innovation et à encourager l’arrivée de nouveaux acteurs sur un marché oligopolistique. L’objectif d’OpenRAN pourrait créer un contrepoids aux leaders existants, notamment Huawei, en offrant la possibilité à tout fournisseur de proposer des solutions matérielles et logicielles incluses dans des architectures 5G standardisées. O-RAN vise ainsi à abaisser les barrières d’entrée aux nouveaux entrants en découpant « virtuellement le réseau d’accès en morceaux plus petits » et en n’étant plus dépendant de solutions matérielles et logicielles groupées. Cette initiative portée par certains des plus gros acteurs des télécoms constitue cependant un espoir de démocratisation de la 5G en Europe à une multitude d’acteurs, tout en garantissant la sécurité à long-terme des données personnelles des consommateurs et des intérêts stratégiques des différents pays.
La réponse à un acteur comme Huawei, adossé à la puissance du gouvernement chinois, ne peut se faire qu’à l’échelle européenne. Les opérateurs du continent sont en effet capables d’assurer de très hauts standards de sécurité et l’Europe, à travers certaines initiatives ambitieuses, de faire émerger de nouveaux entrants sur le marché de la 5G. Mais cette approche repose sur un volontarisme poussé, nourri par les initiatives des Etats membres et des acteurs privés.